René Louail nous fait suivre une analyse d’un agriculteur de Seine-Maritime sachant compter et fin connaisseur du dossier agrocarburants.
La petite phrase valant 600 millions d’euros a été prononcée par le Premier Ministre lors de son discours de clôture de la Conférence Environnementale:
« Au plan national, nous avons décidé de plafonner le taux d’incorporation à 7 % et d’atteindre les objectifs communautaires avec des biocarburants de seconde génération. Les agréments seront renouvelés jusqu’au 31 décembre 2015 et le soutien public sera mis en extinction à cette date.
Curieusement, personne n’a relevé la proposition soulignée, excepté les industriels des agrocarburants, qui, dans un communiqué de presse « saluent la volonté du gouvernement de ne pas remettre en cause les investissements industriels réalisés. »
C’était le moins qu’ils puissent faire…
En effet, le plan « Bio »carburants de Mrs Raffarin puis Villepin, toujours en vigueur aujourd’hui, prévoyait que les industriels des agrocarburants bénéficiant d’agréments recevraient en complément de prix pour les agrocarburants qu’ils produisent une part de la TIC ( Taxe Intérieur de Consommation, anciennement TIPP) que les automobilistes payent à la pompe, mais à laquelle l’Etat renonce à leur profit. Depuis 2011, cette « défiscalisation » ( le nom est trompeur) s’élève à 14 € par hectolitre d’éthanol et 8 € par hectolitre d’ esters méthyliques d’acides gras ( EMAG), le montant pour 2014 et 2015 n’étant pas encore fixé. Ces agréments, ouvrant donc droit à « défiscalisation », étaient prévus pour une durée de 6 années de pleine production, le temps d’amortir les usines, et de voir le prix du pétrole s’installer à un niveau suffisamment élevé ( 70$ le baril aux dires unanimes des industriels à l’époque)
pour que la production d’agrocarburants soit rentable sans subvention. Le volume d’agréments délivrés permettaient d’atteindre l’objectif d’incorporation de 7%, supérieur de 1,25 point à l’objectif européen (5,75%) que la commission européenne envisage d’ailleurs maintenant de ramener à 5%
Comme l’a rappelé le rapport de la Cour des Comptes, les agréments dont bénéficient les usines qui produisent aujourd’hui s’éteignaient tous au plus tard au 31 12 2015, les 6 années de pleine production étant écoulées sur chaque site.
Donc, déclarer que les soutiens publics seront mis en extinction au 31 12 2015, ce n’est rien de nouveau… Par contre, déclarer que les objectifs d’incorporation communautaire seraient atteints avec les agrocarburants de deuxième génération, ça, c’est la méthode Coué, car ceux ci n’existent, dans le meilleur des cas, que sur des paillasse de laboratoire. Que va-t-on faire en attendant que ces technologies émergent, si d’aventure elles émergent un jour ?
Ce qui est tout à fait nouveau, pour le coup, c’est le renouvellement des agréments jusqu’au 31 décembre 2015! Car dès 2013, les agréments les plus anciens commencent à s’éteindre… Ayrault a décidé, pour 3 années pleines, de remettre les compteurs à zéro pour tout le monde…
Ainsi, toujours selon les données du rapport de la Cour des Comptes, pour l’éthanol, le total des agréments ( atteint en 2010) représente 12,7 millions d’hecto, alors que pour 2013, 2014 et 2015 les agréments résiduels s’établissent respectivement à 7,55, 3,33 et 1,89 millions d’hectolitres.
Pour 2013, le bonus Ayrault pour les éthanoliers s’élèvent donc à 72,6 millions d’euro. Si on fait l’hypothèse que la défiscalisation est réduite à 10,5€/hectolitre en 2014 et 7€ /hectolitre en 2015, le bonus cumulé sur les 3 années s’élève à 247,4 millions d’euro, pour tout au plus 500 salariés travaillant dans les éthanoleries à produire le gros million de tonnes d’éthanol incorporé à l’essence, soit 500 000 € par salarié.
Concernant les EMAG, toujours selon la Cour des comptes, le total des agréments distribués représente 32,9 millions d’hectolitres, atteint en 2010 et 2011, dont 21,3 pour SOFIPROTEOL. Pour 2013,2014 et 2015 les agréments résiduels sont respectivement de 20,4 ,6,5 et 4,8 millions d’hectolitres. Pour 2013, le bonus Ayrault représente donc 100 millions d’euro pour les estérificateurs, dont 64 millions pour SOFIPROTEOL. Sur la base d’une défiscalisation réduite à 6€ par hecto en 2014 et 4 en 2015, le cumul sur les trois années du plan Ayrault représente pour les estérificateurs un gain de 371 millions d’euro par rapport au plan « Bio »carburant initial, ceci pour tout au plus 800 personnes travaillant dans les usines de trituration de graines oléagineuses et d’estérification pour produire les presque 3 millions de tonnes d’EMAG incorporés au gasoil en France chaque année.
JM Ayrault a donc décidé de faire un cadeau de plus de 600 millions d’euro aux industriels des agrocarburants, par rapport à ce qui avait décidé lors du plan « bio »carburant, et encore, si le gouvernement décide de diminuer la défiscalisation d’un quart pour 2014 et de moitié pour 2015… Si la réduction de la défiscalisation est plus faible, le cadeau sera plus beau encore…
Du coup, Téréos va pouvoir continuer à produire de l’éthanol à Lillebonne. L’usine Téréos de Lillebonne disposait en effet, jusqu’en 2012, d’un agrément de 159792 tonnes d’éthanol, soit 200 000 hectolitres, donnant droit à 28 millions d’euro de défiscalisation. Mais comme l’usine a démarré en 2007, avec une production sous agrément de 80 000 tonnes d’éthanol cette année-là, il ne restait en 2013 que 79792 tonnes à produire sous agrément, avec une défiscalisation de 14 millions d’euro à percevoir. La société Téréos avait donc annoncé que la production d’éthanol serait arrêtée fin juin 2013 ( une fois l’agrément réalisé…) . Mais grâce à Monsieur Ayrault, l’usine voit son agrément renouvelé jusqu’au 31 12 2015, et va pouvoir continuer la production au moins jusqu’à fin 2013, avec 14 millions d’euro de défiscalisation de mieux que prévu! Ceci, sans doute est-il utile de le rappeler ici, avec 80 personnes sur le site…
Même chose pour ABENGOA Lacq, avec 120 000 tonnes à produire sous agrément jusqu’à fin 2015, au lieu de 80 000 en 2013, 20 000 en 2014 et rien en 2015… Merci qui?
Mais le plus grand gagnant dans l’opération, c’est… devinez qui? Xavier Beulin, évidemment! SOFIPROTEOL, holding qu’il préside toujours, en plus de la FNSEA, repart pour 3 années pleines, sur des usines complètement amorties, avec 21,3 millions d’hectolitres d’agrément! Alors qu’avant la déclaration de Monsieur JM Ayrault, sans doute magnifiquement conseillé, SOFIPROTEOL ne disposait plus que de 13,3 millions d’hectolitres en 2013, et, misère, 4,4 en 2014, puis 3,4 en 2015…
Bonus de 64 millions d’euro dès 2013, et, sous les mêmes hypothèses de baisse de défiscalisation que précédemment, 101,4 millions d’euro en 2014 et 71,6 en 2015, soit un cumul de 237 millions d’euro sur 3 ans. Champagne ! Rappelons que les 7 sites d’estérification d’huile végétale que SOFIPROTEOL détient en France emploient tout au plus 500 salariés…
Quelques jours après les déclarations du Premier Ministre, le gouvernement annonce que les agréments ne seraient sans doute pas renouvelés à leur niveau initial. Fort bien… Sauf que dans le projet de loi de finances pour 2013 présenté la semaine suivante par Messieurs Pierre Moscovici et Jérôme Cahusac sont inscrits 250 millions d’euro au titre de la défiscalisation des esters méthyliques d’acides gras. Or, l’excellent rapport de la Cour des Comptes révèle que pour 2013 ne subsistaient que 20,4 millions d’hectolitres d’agrément pour les EMAG, ceci même en comptant les agréments attribués à des sites de production qui n’ont pas été construits. A 8 € de défiscalisation par hectolitre d’EMAG, cela ne faisait « que » 163 millions d’euro à verser aux estérificateurs. Les 250 millions d’euro inscrits au Projet de Loi de Finances 2013 correspondent de fait à un renouvellement intégral des agréments attribués aux estérificateurs dans le cadre du plan « Bio »carburants par la majorité précédente.
Dans le contexte actuel, distribuer autant d’argent public à des entreprises privées générant si peu d’emplois, cela pose question… D’autant plus que ces entreprises sont un véritable gouffre pour notre balance commerciale :
– Les huiles végétales s’échangent sur le marché mondial à un prix à la tonne d’environ 300 € de plus que le gasoil. Ainsi, renoncer à exporter ou importer une tonne d’huile pour l’estérifier et l’utiliser en carburation automobile à la place d’un peu moins d’une tonne de gasoil coûte au moins 300 € à notre balance commerciale, car l’estérification des acides gras a un coût qui n’est pas couvert par le produit de la vente de la glycérine coproduite. L’incorporation de 3 millions de tonnes d’EMAG dans le gasoil en France coûte chaque année au moins 900 millions d’euro à notre balance commerciale.
– Pour l’éthanol, c’est encore pire… En effet, selon les calculs effectués par le bureau d’étude Bio Intelligence Service à partir des données fournies par les opérateurs économiques lors de l’étude ADEME publiée en février 2010, l’équation de la production d’éthanol à partir de blé comme la pratique le groupe Téréos à Lillebonne s’établit de la façon suivante : 90 tonnes de blé transformées en éthanol permettent d’économiser, grâce à l’utilisation de l’éthanol en substitution à de l’essence et des drêches de blé en alimentation animale, environ 29 barils de pétrole et 14,5 tonnes de tourteaux de soja. Or, aujourd’hui la tonne de blé s’échange à 260 € sur le marché mondial, et la tonne de tourteau de soja à 570 € , ce qui signifie que chaque baril de pétrole économisé grâce à l’éthanol de blé coûte à notre balance commerciale la modique somme de 522 €…
Monsieur Ayrault, expliquez-vous !
Patrick Sadones, paysan en Seine Maritime.